dimanche 21 janvier 2018

Paperolles, Galerie 22, 48 m2 (Commissariat Camille Paulhan), 2016.

Exposition avec :
Nicolas Aiello / Jean-Philippe Basello / Laurence Cathala / Caroline Delieutraz / Jean-Christophe Norman / Estefania Penafiel Loaiza / Vincent Labaume - Commissariat Camille Paulhan.






Contemplature / Lection

Il est des oeuvres pour lesquelles, lorsqu’on se retrouve face à elles – et j’entends par là vraiment face à elles, pas face aux reproductions photographiques, fussent-elles de bonne qualité – on hésite toujours entre les regarder ou les lire. Face aux logogrammes du début des années 1960 de Christian Dotremont, faut-il tâcher de déchiffrer les écritures calligraphiées au pinceau en s’aidant des aide-mémoire au crayon rédigés au bas des dessins, ou les refuser définitivement, en ne cherchant qu’à se laisser porter par les délinéations grasses ou délicates ? Même époque, autre souci : l’Écriture rose (1958-59) de Simon Hantaï, où l’écriture n’est pas masquée par une rondeur quelconque, mais
s’offre en palimpseste, mots et recopiages griffonnés les uns sur les autres sans relâche jusqu’à paraître illisibles : faut-il s’éloigner pour découvrir de loin l’immense journal spirituel et intime du peintre, ou y coller son nez au plus près pour démêler les noeuds de son écriture serrée ? Faut-il analyser grammaticalement les logorrhées poétiques de Jean- Luc Parant, ou se laisser porter par les lignes de mots semblables aux petites boules qu’il accumule depuis plusieurs décennies ? D’autres auront choisi délibérément ce qui semble se lire, mais dont le code, s’il a jamais existé, ne nous parvient pas : Palanc avec ses alphabets imaginaires Ouvertitude et Fermotitude, ou encore les graphies de Mirtha Dermisache sur lesquelles l’oeil semble s’être trop aventuré au point de trébucher sur une forme désormais abstraite. 
 
 Paperolles réunit sept artistes autour d’un goût partagé pour une forme d’écriture dessinée, développée dans tous les médiums : dessin, bien entendu, mais aussi estampe, vidéo, photographie ou performance. Chez Marcel Proust, les paperolles sont de petits fragments de papier collés sur les feuillets du texte principal, en ajouts successifs, à la marge de la pensée première de l’auteur. Dans cette exposition, il est également question de ces marges, de l’écriture hors d’ellemême, de sa rondeur ou de sa nervosité, de son sens comme de son illisibilité. Du plus petit dénominateur commun, la signature, exploitée par Jean-Philippe Basello, à l’immensurable des cartes figurant des espaces imaginaires chez Vincent Labaume, tous les artistes de l’exposition se penchent sur des fonctionnalités polymorphes du mot, de la phrase ou simplement de l’écriture : c’est ainsi la correspondance épistolaire chez Laurence Cathala, la lecture et l’appropriation de textes littéraires chez Estefanía Peñafiel Loaiza ou Jean-Christophe Norman, le flux des injonctions publicitaires ou de l’actualité chez Nicolas Aiello et enfin l’ASCII art dans l’oeuvre de Caroline Delieutraz. Jean-Philippe Basello se penche sur une des formes les plus minimales et les plus symboliques de l’écriture, à savoir la signature. Dans sa série Signatures de Barack Obama (2015), il s’est intéressé à la possibilité de réinvestissement métaphorique et légèrement ironique d’une des figures politiques les plus puissantes au monde. À partir d’un acte perçu comme une forme de performance théâtrale – posture du corps, souffle, possibilité de calligraphie identique au président américain – tout autant que de dessin, Jean-Philippe Basello entend dresser un portrait par l’écriture. 
 
Au moment même où l’accélération de l’usage officiel de l’autopen (ou machine à signer) met en doute la notion d’olographie, les Signatures de Barack Obama viennent rappeler l’unicité de chaque tracé, et les différences inframinces entre le modèle et ses copies. Chez Laurence Cathala, c’est le modèle de la correspondance et de la relation unissant un collectionneur et un artiste qui est prise pour point de départ des oeuvres de la série présentée lors de l’exposition. Une écriture manuscrite est inventée, une autre faussement dactylographiée, un échange complice autour de l’art et de la création imaginé entre les deux personnages. Les pliages des feuilles, les jaunissements provoqués et les légères ratures apparaissent comme autant de discrètes traces des manipulations et autres attentes suscitées à la réception des lettres. Longtemps, chez Laurence Cathala, l’écrit n’a été qu’allusivement présent, masqué derrière la couverture de livres en bois monobloc, éparpillé en sciure au sol ou dispersé au point que l’on ne reconnaisse pas ses auteurs respectifs. Avec la Correspondance II (2013), pas de signature ni même de date, mais une unité formée par des adresses amicales réciproques qui permet d’y projeter une narration et une attente liée à la réception de ces lettres pliées et dépliées par des mains inconnues. La lecture est également à l’oeuvre chez Estefanía Peñafiel Loaiza, avec sa vidéo cartographies 1. la crise de la dimension (2010), dans laquelle ses doigts tachés d’encre viennent réécrire par pression sur une page blanche le chapitre « La crise de la dimension », dans l’ouvrage Ecuador (1929) d’Henri Michaux. L’artiste, qui a pu à d’autres occasions se livrer à des lectures – comme celle, récitée à l’envers, des constitutions successives de son pays d’origine, ou encore du poème « Je suis né troué » (également d’Henri Michaux) – choisit ici de matérialiser physiquement le texte, nettement politique et mélancolique, de l’auteur. Comme bien souvent chez Estefanía Peñafiel Loaiza, les mots apparaissent par leur disparition même, puisque la vidéo ne fait guère mystère du procédé à l’origine de la soudaine possibilité de ces doigts délicatement posés à la surface de la page à générer du récit : l’encre qui semble suinter des dermatoglyphes est en fait absorbée par eux, et l’histoire est rembobinée. 
 
Pour Jean-Christophe Norman, c’est la lecture d’Ulysse (1922) de James Joyce qui a conduit à un projet au long cours, initié il y a deux ans et aujourd’hui encore en progression. Depuis 2010, l’artiste s’attache à matérialiser des récits de
voyageurs sous une forme performative : d’abord, il s’est agi pour lui de réécrire intégralement Ulysse sur des feuilles de papier A4, présentées dans une immense installation permettant de montrer l’entièreté du texte d’un seul point de vue, comme s’il s’agissait du rouleau de Sur la route de Jack Kerouac. Puis, plus récemment, il a choisi de réitérer les circonvolutions urbaines des personnages du roman en le réécrivant intégralement à la craie, sur le sol de différentes villes traversées au hasard des voyages et des déplacements : Palerme, Paris, Venise, Tokyo et Phnom-Penh au même titre que Privas, Nyon ou Aigues-Mortes. Dans le roman de l’auteur irlandais, les deux protagonistes Leopold Bloom et Stephen Dedalus suivent une errance d’une journée dans Dublin, racontée sur près d’un millier de pages. Combien de kilomètres ou de journées Jean-Christophe Norman a-t-il passé à recopier leur histoire, par le biais d’une ligne de mots bien précaire ? Le récit, dont peuvent se grappiller seules quelques bribes, devient fragmentaire, repris à la dernière phrase tracée des milliers de kilomètres plus loin, effacé par les pieds des passants au fur et à mesure.
 
 Nicolas Aiello s’est penché sur une littérature plus vernaculaire pour son estampe Prospectus (2011) : sur la plaque
de cuivre utilisée pour cette eau-forte, il a gravé à l’endroit comme à l’envers des mots et autres fragments de phrases trouvés sur des publicités glissées dans la boîte aux lettres. Le flux des promotions et des promesses commerciales se retrouve représenté comme un éclatement poétique dont le coeur devient immédiatement illisible. La couleur et les jeux de typographie disparaissent au profit d’un fourmillement soigneusement organisé. Là encore, Nicolas Aiello n’en est pas à sa première réflexion sur l’écrit, lui qui s’est intéressé aux entremêlements de mots lus, vus ou entendus à la radio, puisés dans l’espace urbain ou la presse. Récemment, avec sa série La santé, été 52 (2010-2011), il a travaillé à une copie tout autant fidèle – par ses pliures, ses taches, ses tamponnages et ses caviardages – que graphiquement réinventée de la correspondance de son grand-père, incarcéré il y a une soixantaine d’années pour atteinte à la sûreté de l’état : les mots, les signes et les images se perdent dans des nuées de petits points discrets.

On retrouve également cette idée de dispersion dans le dessin À l’oeil nu (2012) de Caroline Delieutraz : L’Origine du monde de Gustave Courbet est détournée à travers la pratique de l’ASCII art, fort répandue dans les années 1990, et qui consiste en la création d’images à partir de caractères informatiques. Avec cette oeuvre, l’artiste opère un jeu de dupes entre la facilité des générateurs d’ASCII art qui parcourent Internet et le laborieux travail de copie sur le papier des caractères constituant le dessin, avec ses nécessaires hésitations et tremblements. Photographiée ou vue de loin, l’oeuvre révèle la représentation du sexe féminin du célèbre tableau, tandis que paradoxalement, s’en rapprocher ne fait que brouiller l’image, revenue à un magma uniforme de signes de clavier d’ordinateur.

Enfin, ouvrant vers des espaces imaginaires jusqu’alors rarement partagés avec d’autres que lui, Vincent Labaume présente des cartes du monde triem, réalisées au tournant des années 1980. La langue triame, écrite et parlée par son seul inventeur, a sa grammaire, son orthographe et sa conjugaison, mais le monde triem a lui aussi été pensé comme une société complexe, avec sa mythologie, sa littérature, son histoire et sa géographie. Les cartes de ce monde, originellement écrites en langue triame, évoquent un continent naufragé, raccroché à l’Amérique du Sud avant de dériver dans le Pacifique, englobant les poétiques îles de Pâques. Dessins adolescents, réalisés entre ses 15 et ses 17 ans, les cartes de Vincent Labaume n’en demeurent pas moins d’une incroyable précision, « Dzê triama » (« le monde triem ») se voulant un monde à part entière, avec sa capitale, ses villes de province, ses fleuves, ses mers intérieures, ses sites d’intérêt et surtout ses innombrables petites îles, comme autant de terres inexplorées à découvrir.
 
 [Camille Paulhan]

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